DISPARAITRE

 

 

 

Ce qu’il y a de si amusant dans le tout, et de sinistre bien entendu, ce qu’il y a de désespérant et de si consolant, ce qui fait le charme et l’intérêt de l’histoire que je vous raconte et que vous connaissez déjà puisque c’est la vôtre, c’est que nous y croissons – et que, par malheur, et par bonheur aussi, nous y disparaissons. Et je soutiendrais volontiers, je n’en sais rien, bien sûr, mais je parierais ma chemise, que le tout lui-même, fatigué d’avoir crû pendant tant de millions et de millions de millénaires, finira par disparaître.

Nous croissons, chacun de nous, et puis nous diminuons jusqu’à nous effacer. Est-ce que nous savons, ce qui s’appelle savoir, que nous allons mourir ? Non, nous ne le savons pas. Tout ce que nous savons, c’est que tous les hommes, avant nous, ont fini par disparaître. S’il y en avait dix, ou vingt, ou une petite centaine, il n’est pas sûr du tout que nous en tirerions des conséquences. Mais quatre-vingts milliards d’hommes qui ont fini par mourir avant nous : voilà qui donne à réfléchir. Nous croyons que le soleil se lèvera demain parce qu’il se lève sur le monde depuis quelque chose comme mille ou deux mille milliards de matins.

Nous sommes bien obligés de croire que nous finirons par mourir puisque quatre-vingts milliards de vivants, sans aucune exception, nous ont donné cet exemple dont nous nous passerions.

Les hommes croissent en taille, en nombre, en pouvoir, en savoir – et ils meurent. Les hommes meurent – et ils survivent et ils croissent. Ils s’épanouissent et ils s’évanouissent. Ils s’évanouissent, ils s’épanouissent. Si vous imaginez qu’ils disparaissent, je vous assure qu’ils continuent. Si vous imaginez que vous continuerez, je vous assure que vous disparaîtrez.

Les hommes meurent et les enfants naissent. Les hommes disparaissent et les hommes continuent. Pour un bout de temps, au moins. La seule forme d’immortalité relative que nous puissions connaître, c’est la permanence dans le temps des générations successives. Les vivants cessent de vivre et la vie se poursuit : tout cela est simple et banal. Et pourtant stupéfiant. À l’être venu d’ailleurs que nous avons déjà évoqué et qui ne saurait rien du tout de ce qui se passe sur cette Terre, le système de la vie paraîtrait prodigieux jusqu’à l’invraisemblable.

Nous savons que nous mourrons parce que tous les hommes sont toujours morts : je crois que le tout disparaîtra parce que tout, dans le tout, a toujours disparu. Le tout croît.

Il est jeune. Comment ne finirait-il pas, lui aussi, un beau jour, quand il sera vieux, par disparaître à son tour ? Apparaître, augmenter, rester présent et stable et comme en équilibre pendant quelques secondes ou quelques minutes pour les éphémères, quelques jours pour les roses, quelques années pour les jardiniers et pour les hommes en général, quelques siècles pour les institutions les plus solides et les plus chanceuses, quelques millions de millénaires pour les objets célestes, décliner, disparaître : c’est la trame du tout, son intrigue la plus constante. C’est la carrière de l’univers, de la nature, de la vie, de l’homme, de ses œuvres sans exception.

Chacun commence à savoir que les fortunes, les empires, les systèmes, les religions s’établissent, se développent, se débattent contre le déclin qui se dissimule, masqué, dans les origines mêmes, et finissent par rouler dans le linceul de pourpre où dorment les dieux morts. L’empire d’Occident tombe. L’Empire byzantin s’effondre. L’empire de Russie se désagrège. L’empire d’Autriche s’écroule. Tout ce qui sort de l’esprit et de la main de l’homme est construit sur le vide.

Et grave ces mots sur le sable : Le rêve de l’homme est semblable Aux illusions de la mer.

Moïse et Alexandre et Alaric et Gengis Khàn périssent en plein triomphe. Zeus et Mithra s’évanouissent après avoir régné dans les cieux et sur les âmes de plusieurs millions d’hommes et de quelques génies. Bélisaire quête dans la rue, son casque de gloire à la main. Une des questions classiques en forme de canular que posaient à leurs bizuths, pour les plonger dans la terreur, les normaliens de la Rue d’Ulm était : « Qu’arriva-t-il ensuite ? » Il n’y avait pas de quoi s’affoler. La réponse était simple : « Au bout de quelque temps, l’entreprise échoua » ou « Il finit par mourir ». Rien n’échoue comme le succès. Rien de tel, pour mourir, que les triomphes de la vie.

Presque rien sur presque tout
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